L’agent exécutif junior provisoire Blingg grimace en remontant d’un pas lourd le chemin menant à sa porte d’entrée. Qualifier son logement de fonction de “modeste” serait un euphémisme. Lui le surnomme le “bouge-toi de là”. Le Consortium subvient aux besoins de ses employés en fonction de leurs résultats de l’année écoulée. En tout état de cause, les performances de Blingg lui ont valu un trou de skritt pour demeure.
« AJP Blingg, de retour à la maison », dit-il. Il avait déjà fait l’erreur de ne pas s’annoncer avant d’ouvrir la porte, et s’était alors retrouvé assommé, puis plaqué au sol par les oreilles, pendant que le golem de sécurité du Consortium vérifiait son identité. Certains agents du Consortium considèrent ces golems comme une prérogative. Celui de Blingg est davantage un espion de service, doublé d’un tortionnaire vengeur, qui lui avait été assigné en guise de punition pour son année catastrophique.
Pas un bruit ni un mouvement à l’intérieur du bouge de Blingg. « T’as pas compris ? Je suis ren— », mais l’Asura n’a pas le temps de terminer sa phrase qu’une lourde botte vient s’écraser dans son dos, l’envoyant valser sur le sol de bois brut. La porte se referme brusquement, laissant Blingg hoqueter dans le noir, le visage en feu et la gorge nouée par la peur.
« Sous-directeur Blingg ». La voix est douce, cultivée et terriblement calme. En reconnaissant son interlocuteur, Blingg lutte contre le sentiment de panique qui l’envahit.
« Canach ? » demande Blingg d’une voix de fausset.
L’intrus craque une allumette, révélant son visage froid et impénétrable. C’est bien Canach, et le mercenaire sylvari est aussi sinistre que dans ses souvenirs.
Dès qu’il voit que Blingg l’a reconnu, Canach éteint l’allumette d’un geste rapide, plongeant à nouveau la pièce dans les ténèbres.
« Noll ». Blingg n’a pas entendu bouger le Sylvari, pourtant la voix de Canach provient bien de derrière lui et retentit dans son oreille gauche. « Où est-il ? »
Blingg essaye à grand-peine de prendre un ton assuré. « Je, euh… Je ne vous dirai rien. C’est comme ça que je me suis déjà fait rétrograder.»
« Noll », répète Canach, ponctuant le mot de l’écho métallique d’une lame sortant de son fourreau. « Où ? Une équipe de nettoyeurs indépendants m’a tendu une embuscade la semaine dernière. Deux humains et un Charr qui voulaient ma tête, avec ce petit mot : “Noll te passe le bonjour.” »
« Je n’ai rien à voir avec tout ça. » Blingg espère que ses paroles sonnent plus braves aux oreilles de Canach qu’aux siennes. « Et où est mon golem ? J’en suis responsable, vous savez. »
« Oublie le golem ». De derrière Blingg, Canach craque une autre allumette et la lance par-dessus la tête de l’Asura. Elle atterrit juste à côté d’un sac de jute, posé entre Blingg et la porte. Le sac est si gros qu’il aurait fallu à Blingg le porter par-dessus l’épaule. Il contient trois formes irrégulières et il y a une petite tache à sa base, d’où suinte un liquide sombre formant une flaque au sol.
« Noll ne va pas recevoir la tête qu’il espérait. Mais je lui ai mis celles-ci de côté. »
L’allumette crachote et menace de s’éteindre tandis que Blingg peine à détacher son regard du colis macabre, dardant la paire de cornes qui a percé le tissu. Il essaye de trouver les mots qui lui éviteront de finir égorgé. « Oh », dit-il finalement.
« Ils m’ont sous-estimé. Et maintenant, je vais régler mes comptes avec notre ancien collègue. Si tu ne me donnes pas une info utile, j’emporte un morceau de toi en partant. »
« La Crique de Sud-Soleil ». Blingg se mord les lèvres avec anxiété. « Noll y a établi des campements de réfugiés pour offrir un nouveau départ aux malheureuses victimes de l’Alliance de la Fusion. »
« Ce qui signifie qu’ils n’ont pas réussi à vendre assez de voyages de rêve pour cette île. » Canach est si proche que Blingg entend le froissement de ses cheveux embroussaillés et hume une odeur d’herbe fraîchement coupée. « Ou bien qu’il leur faut une nouvelle fournée de travailleurs bon marché. »
« Les deux, en fait ». Blingg se dit que tout balancer est sa meilleure chance de voir le jour se lever. « D’ailleurs, ça ne se déroule pas comme prévu. La plupart des colons seraient déjà partis s’ils n’avaient pas signé leurs contrats. »
Canach reste silencieux pendant un moment effroyablement long avant de dire, « Ces contrats. Ils sont à la Crique de Sud-Soleil ? »
« Les originaux, oui. Ainsi que les copies, connaissant Noll. Il a dû les classer au QG et au département des Archives. »
Blingg entend la dague de Canach rentrer dans son fourreau. L’espoir commence à prendre le pas sur sa peur. « Ça veut dire que je reste en vie ? »
« Pour le moment. »
La porte du bouge de Blingg s’ouvre, laissant filtrer un faible rayon de lumière. Le sac sanguinolent a disparu, mais il reste la flaque.
Enhardi, Blingg réplique, « Attendez. Et moi ? Ils vont me réduire en bouillie pour vous avoir parlé. »
Canach s’arrête sur le seuil, tenant d’une main son énorme sac répugnant. « Je n’ai pas l’intention de dire à quiconque que je suis passé ici. Et je te conseille d’en faire autant. »
La colère de Blingg l’emporte un instant sur son instinct de conservation et il laisse échapper un lourd grognement de mépris. « Magnifique, ce plan ! Ne disons rien à personne et soyons optimistes ». Il s’arrête et, voyant que Canach ne l’a ni tué, ni menacé, il enchaîne. « Et pour mon golem ? Je vais devoir rembourser s’il lui est arr— »
« Dans ce cas, tu ferais mieux de commencer à économiser. J’ai des projets pour ton ami métallique si coriace. Ne t’inquiète pas, il me sera bien plus utile qu’à toi. »
Il claque la porte et la pièce est à nouveau plongée dans le noir. Après quelques instants, Blingg pousse un profond soupir en se laissant tomber sur son séant. Il pourrait expliquer que le golem a disparu et qu’il n’a aucune idée de l’endroit où il se trouve, ce qui est tout à fait vrai. Mais en tant que loyal employé du Consortium, il est également de son devoir d’informer immédiatement un agent exécutif de grade supérieur, puis d’alerter son ancien collègue Noll de ce qui va lui arriver. Il devrait se mettre debout d’un bond, foncer au bureau principal et tout raconter.
Au lieu de ça, Blingg tourne le dos à la lampe à huile de sa table de chevet et farfouille dans le noir jusqu’à trouver la bouteille de tord-boyaux qu’il cache sous son lit.
« Bonne chance, Noll », dit-il à haute voix. Il débouche la bouteille, porte un toast à la pièce vide et sombre et prend une grande gorgée. Blingg frissonne en sentant le liquide brûlant lui dévorer les entrailles. « Tu vas en avoir besoin. »